.III.
Cathédrale de Tellesberg
Royaume de Charis

Un impressionnant silence régnait dans la cathédrale de Tellesberg.

La gigantesque structure circulaire était pleine à craquer, presque autant que pour les funérailles du roi Haarahld. Pourtant, l’atmosphère était tout autre qu’en cette triste occasion. On y retrouvait autant de colère, d’indignation et de détermination, mais avec quelque chose en plus. Un sentiment qui planait tel le lourd silence précédant un orage. Une tension qui n’avait cessé d’enfler au cours des quinquaines ayant suivi la mort du souverain.

Le capitaine Merlin Athrawes de la garde royale de Charis comprenait cette nervosité. Debout à l’entrée de la loge royale, tout à sa tâche de protection du roi Cayleb, ainsi que de ses jeunes frère et sœur, il savait précisément ce qui inquiétait cette immense foule presque muette. Ce qu’il n’osait deviner, en revanche, c’était comment elle réagirait quand arriverait le moment tant attendu.

C’est-à-dire, songea-t-il, dans environ vingt-cinq secondes.

Comme si sa pensée avait prise sur la réalité, la porte de la cathédrale s’ouvrit en grand. Pas une musique, pas un chant ne troublait le silence ce jour-là. Le déclic métallique du loquet sembla se répercuter sans fin à la façon d’un coup de mousquet. Les deux vantaux pivotèrent sans un bruit, sans un à-coup sur leurs gonds méticuleusement graissés et entretenus. Un acolyte solitaire chargé d’un sceptre pénétra dans la nef. Il ne fut suivi d’aucun thuriféraire ni porteur de cierge, mais d’une simple procession relativement modeste pour la plus éminente cathédrale de tout un royaume de prêtres parés de tous les atours scintillants de l’Église de Dieu du Jour Espéré.

Ils avancèrent dans la lumière multicolore dispensée par les vitraux. Le silence parut s’intensifier, se répandre telles des ondulations à la surface de l’eau. La tension, en revanche, augmenta d’un cran et le capitaine Athrawes fut obligé de prendre sur lui pour empêcher sa main droite de se poser sur la poignée de son katana.

Une vingtaine d’ecclésiastiques se succédèrent, menés par un homme vêtu de la soutane blanche bordée d’orange des archevêques et d’une chape magnifiquement brodée, raidie par ses fils d’or et d’argent, ses pierres précieuses. La lourde couronne incrustée de rubis remplaçant celle des évêques, plus légère et plus simple, qu’il avait toujours portée avant ce jour sous cette coupole proclamait le même rang que sa robe dans la hiérarchie de l’Église. Le rubis de son anneau étincelait à son doigt.

Les dix-neuf autres hommes du cortège portaient une chape à peine moins majestueuse sur une soutane entièrement blanche. En guise de couronne, ils étaient coiffés du modeste tricorne à cocarde blanche qu’arboraient les évêques en la cathédrale d’un autre prélat. Ils avaient les traits moins sereins que ceux de leur hôte. Certains avaient même l’air plus tendus, plus préoccupés que les laïcs qui les attendaient.

La procession avança d’un pas mesuré et régulier le long de l’allée centrale jusqu’au sanctuaire, où se séparèrent les ecclésiastiques. L’homme en habit d’archevêque s’approcha du trône réservé au vicaire de l’archange Langhorne en Charis. Des murmures s’élevèrent çà et là quand il s’y assit. Le capitaine Athrawes ignorait si le prélat les avait entendus. Si tel était le cas, il n’en montra aucun signe en attendant que ses évêques prennent place sur les sièges sculptés, mais beaucoup plus humbles, disposés de part et d’autre du sien.

Lorsque se fut assis le dernier religieux, il régna de nouveau un silence absolu, quoique fragile sous le poids de la tension environnante, tandis que l’archevêque Maikel Staynair embrassait ses fidèles du regard.

L’archevêque Maikel était un homme d’assez haute stature pour un Sanctuarien, à la barbe foisonnante, au nez fort, aux mains larges et puissantes. C’était aussi le seul être humain présent dans cet édifice à avoir l’air vraiment calme. Et il l’était sans doute effectivement, se dit le capitaine Athrawes en se demandant comment cet homme y parvenait. Même la foi avait ses limites, d’autant que le droit de Staynair à porter cette couronne et ces habits, ainsi que de s’asseoir sur ce trône, n’avait pas été confirmé par le Conseil des vicaires, et que rien ne permettait d’espérer que celui-ci s’y résolve un jour.

Ce qui expliquait, bien entendu, l’anxiété empreignant le reste de l’assemblée.

Enfin, Staynair prit la parole.

— Mes enfants (sa voix puissante et entraînée portait sans peine, aidée en cela par le silence absolu et plein d’expectative régnant dans l’édifice), nous avons bien conscience de l’anxiété, de l’inquiétude, de la peur que beaucoup d’entre vous devez ressentir face à la vague de bouleversements sans précédent qui s’est abattue sur Charis ces derniers mois.

Un phénomène que même le capitaine Athrawes, malgré son ouïe exceptionnelle, n’aurait pu qualifier de « sonore » parcourut les rangs des fidèles lorsque les mots de l’archevêque leur rappelèrent la tentative d’invasion qui avait coûté la vie à leur roi. Par ailleurs, son emploi du « nous » épiscopal soulignait le fait qu’il s’exprimait ex cathedra et proclamait à ce titre la doctrine officielle, légitime et incontournable de son archevêché.

— Il convient de toujours aborder le changement avec prudence, poursuivit le prélat, et de l’éviter s’il n’a d’autre motivation que lui-même. Pourtant, même le Saint-Office de l’Inquisition a déjà reconnu par le passé qu’il est parfois inévitable. L’ordonnance du grand-vicaire Tomhys, De l’obédience et de la foi, a établi il y a près de cinq siècles que, dans certaines circonstances, chercher à nier ou à esquiver les conséquences d’une évolution nécessaire devient en soi un péché. C’est le cas aujourd’hui.

Il marqua une pause dans un silence de mort. La tension environnante s’était muée en une concentration totale sur l’archevêque Maikel, que l’assemblée écoutait en retenant son souffle. Une ou deux têtes tressaillirent, comme si leur propriétaire avait été tenté de jeter un coup d’œil à la loge royale, mais personne ne franchit le pas. Le capitaine Athrawes soupçonnait qu’il aurait été physiquement impossible à quiconque de détacher son regard de l’orateur à ce moment.

— Mes enfants (l’archevêque eut un sourire triste), nous vous savons nombreux à éprouver de l’inquiétude, voire de la colère, à nous voir ainsi vêtu pour remplir les fonctions sacerdotales qui nous ont été confiées. Nous n’avons pas le cœur de vous en vouloir. Cependant, nous croyons que ce qu’il advient en Charis aujourd’hui est la volonté de Dieu. C’est le Seigneur Lui-même qui nous a appelé à remplir cet office, non pas en considération d’une quelconque aptitude, éloquence ou grâce dont nous pourrions, à l’instar de n’importe quel autre mortel, être doué, mais parce que la volonté de Dieu est de remettre de l’ordre dans Sa maison sanctuarienne et dans le cœur de Ses enfants.

» De ce jour de deuil et de douleur que nous vivons tous, nous devons faire un jour de renouvellement et de renaissance. Un jour où nous nous tous, chaque homme et chaque femme de cette assemblée réaffirmons ce qui est vrai, juste et bon, où nous refusons d’abandonner ces valeurs à ceux qui voudraient les profaner. Nous devons le faire sans succomber à la tentation du pouvoir, sans écouter la voix de l’intérêt personnel, sans nous laisser souiller par la haine ou la soif de vengeance. Nous devons agir avec sérénité, mais fermeté, dans un esprit de légitime déférence envers les fonctions et les institutions de l’Église Mère. Mais, avant tout, nous devons agir.

Toutes les personnes présentes étaient pendues aux lèvres de l’archevêque. Pourtant, malgré le caractère posé, rationnel et rassurant du discours de Staynair, le capitaine Athrawes ne remarqua dans la foule aucun début de soulagement.

— Mes enfants, avec la permission, l’approbation et le soutien du roi Cayleb, nous souhaitons vous présenter aujourd’hui le texte de notre premier message officiel au grand-vicaire et au Conseil des vicaires. Nous ne voudrions pas vous donner l’impression d’agir dans l’ombre, de vous cacher des aspects de nos activités et de nos motivations. Vous êtes les enfants de Dieu. Vous avez le droit de savoir ce qu’ont été amenés à accomplir dans le cadre de leurs responsabilités pastorales les hommes à qui revient la charge de veiller sur votre âme immortelle.

L’archevêque tendit le bras et l’un des évêques se leva. Il se dirigea vers le trône et posa dans la main de son supérieur un document orné d’un sceau et d’une signature complexes. Des rubans, de la cire et du métal pendaient du riche et épais parchemin noirci à la plume dont le bruissement résonna dans le silence.

Staynair entama sa lecture.

— À Sa Sainteté le grand-vicaire Erek, de son nom le dix-septième, de son office le trente-huitième, sénéchal et serviteur de Dieu et de l’archange Langhorne, qui est, a été et sera le représentant de Dieu en Sanctuaire, de la part de l’archevêque Maikel Staynair, pasteur de Charis, salutations au nom et dans la fraternité du Seigneur.

Il lisait avec autant de puissance et d’éloquence qu’il s’exprimait à l’ordinaire, d’une voix propre à donner vie au plus aride et assommant des textes administratifs en faisant comprendre à qui l’entendait combien il comptait.

Non pas qu’il eût fallu un talent particulier pour en persuader les paroissiens réunis ce jour-là.

— C’est avec le plus profond et le plus amer regret que nous nous devons d’informer Sa Sainteté que de récents événements survenus en Charis nous ont révélé un mal terrible qui infeste l’Église de Dieu.

L’air frémit dans la cathédrale, comme si ses occupants avaient tous pris leur respiration en même temps.

— L’Église et le Conseil des vicaires ordonnés par l’archange Langhorne au nom de Dieu sont corrompus, reprit Staynair sur le même ton imperturbable. Les affectations, décisions, indulgences, autorisations et attestations, ainsi que les actes de condamnation et d’anathème font l’objet de négociations et de troc. Lautorité divine est bafouée et insultée par l’ambition, l’arrogance et le cynisme d’hommes qui se prétendent vicaires de Dieu. Nous joignons à cette missive les preuves attestant de ce que nous exprimons ici en nos propres termes.

Il marqua une courte pause puis leva les yeux. Il ne lisait plus, mais récitait de mémoire en balayant du regard les visages muets et tendus des fidèles rassemblés dans le majestueux édifice.

— Nous accusons Zahmsyn Trynair, qui se prétend vicaire de Dieu et chancelier de Son Église, ainsi qu’Allayn Magwair, Rhobair Duchairn et Zhaspyr Clyntahn, qui se prétendent vicaires de Dieu, de crimes contre ce royaume, cet archevêché, la sainte Église Mère et le Tout-Puissant. Nous joignons à la présente des documents prouvant qu’ils ont, dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler le « Groupe des quatre », organisé et encadré la récente agression menée contre le peuple de Charis ; que Zahmsyn Trynair, de façon individuelle, et ses trois comparses, de concert, se sont servis de leur identité de « Chevaliers des Terres du Temple » pour inciter les rois du Dohlar et de Tarot, la reine de Chisholm, ainsi que les princes d’Émeraude et de Corisande à s’allier dans l’intention expresse de détruire ce royaume par le fer et le feu ; qu’ils ont dépensé, détourné et volé le contenu des coffres de l’Église Mère pour financer leur projet d’anéantissement de Charis ; qu’ils ont, comme nombre de leurs semblables, de façon systématique et continue, abusé de leur autorité et de leur position pour obtenir prestige, richesse, luxe et pouvoir personnels.

» Nous ne pouvons plus demander à nos oreilles de ne pas entendre, ni à nos yeux de ne pas voir cette entreprise persistante de vile corruption. Les hautes fonctions de l’Église Mère ne sont ni la vertu monnayable de gourgandines de portes cochères ni le fruit de rapines cédé aux receleurs dans des caveaux obscurs à l’abri des regards. Elles ont été instituées par Dieu pour être exercées au service de Ses enfants. Pourtant, dans les mains de ces hommes dépravés à qui il a été permis d’empoisonner de l’intérieur l’Église du Seigneur, elles sont devenues des outils d’oppression, de persécution et, à l’occasion, d’appel à la tuerie.

» Nous, archevêque de Charis, au nom et avec le consentement de notre vénérable souverain, le roi Cayleb II, refusons de tolérer plus avant l’avilissement de l’Église de Dieu. La mère de tous les hommes et de toutes les femmes est devenue la prostituée de Shan-wei, car elle a permis à tous les maux énumérés dans ce message et les preuves qui l’accompagnent non seulement d’exister, mais de se développer. Par conséquent, nous, pas plus que nos gouvernants ni les enfants du Seigneur placés sous notre protection, ne nous considérons plus comme les serviteurs aveugles d’hommes qui vendent les faveurs de cette catin au plus offrant. Nous nous détachons d’eux et de vous, tout comme nous vous réprouvons pour les avoir autorisés à s’épanouir telle de l’ivraie dans le jardin que le Tout-Puissant vous a confié.

» L’archevêché et le royaume de Charis rejettent l’autorité de meurtriers, de violeurs, d’incendiaires et de voleurs. S’il vous est impossible de purger l’Église de ces chancres et de ces poisons, alors nous nous débarrasserons d’eux. Dès lors, avec le temps et à la grâce de Dieu, nous purifierons l’Église Mère des hommes qui profanent l’habit et l’anneau de leur sacerdoce à chacune de leurs respirations et de leurs décisions.

» Ce n’est pas d’un cœur léger que nous avons pris cette décision, assura Maikel Staynair au lointain chef du Conseil des vicaires tout en sondant le visage, l’expression et l’âme de ses paroissiens. C’est dans les larmes et la douleur que nous nous y voyons contraints, comme des fils et des filles d’une mère tant aimée qui ne peuvent plus la servir car sa seule ambition n’est plus que d’asservir et d’assassiner de façon systématique ses propres enfants.

» Cependant, quelle que soit notre tristesse, quels que soient nos regrets qu’il ne puisse en être autrement, nous n’avons d’autre choix que de prendre cette résolution. Aussi en appelons-nous en ce jour au jugement du Dieu qui nous a créés et lui demandons-nous de statuer entre nous et les vrais pères de la corruption.

L'alliance des hérétiques
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